Pour une approche sociologique de la BD historique

Pour une approche sociologique des bandes dessinées historiques

Leçon 1 : analyse thématique et fonctionnement du média

L’étude de Michel Matly d’environ 300 œuvres traitant de la guerre civile en Espagne avec 7000 pages consacrées à ce conflit nous éclaire au niveau des genres,origines et formats des bandes dessinées. Elle nous renvoie aux aspects théoriques de fonctionnement du média et à ses mécanismes de transmission pour trois raisons principales :

1) La répétition de thèmes proches mis en scène par des auteurs de pays et de temps différents  (chaque œuvre présente la vision que l’auteur a de la guerre et non pas la guerre en elle-même) implique la représentation du lecteur car il n’y a pas de référent historique absolu

2) La recherche et l’application de méthodes systématiques d’analyse du média renvoie à sa spécificité en matière de construction et transmission du sens : il n’est pas possible de faire l’impasse sur un certain nombre de choix qui relève de la théorie de la bande dessinée.

3) Le traitement qui en est fait montre un regard sur le conflit qui évolue au fil du temps et diffère en fonction de la nationalité de l’auteur.


La bande dessinée est ici considérée comme un mode de communication orale, écrite ou picturale engageant l’ensemble de ses pièces et leur association. En tant que machine à transmettre, les raisons de son existence, sa fonction, sa construction, son fonctionnement, son efficacité, la façon dont elle est utilisée sont analysés, comme sa forme (la grammaire, le style) elle-même véhicule de sens : la compréhension essentielle du fonctionnement de la bande dessinée se trouve davantage dans le contenu (construction et transmission de sens)et la forme que dans la description de ses parties .

Leçon 2 : Analyse de contenu et langage

Selon Laurence Bardin (BARDIN, 2007), l’analyse de contenu a une double fonction : « pour voir », afin d’enrichir la lecture des œuvres et la compréhension et « pour prouver », afin de mettre à jour des significations, confirmer des hypothèses ou en susciter de nouvelles, et finalement confronter leur pertinence au jugement d’autrui .Quelle que soit sa dimension ou sa qualité, chaque œuvre est importante, parce qu’elle est à la fois conséquence et construction de la représentation de la guerre civile, parce qu’elle a pu être lue et prise en compte dans les œuvres postérieures, parce qu’elle apporte des clés pour l’interprétation .


L’œuvre doit, en conséquence, être perçue selon une double perspective : comme entité composite, déterminée par les assemblages de composants distinctifs explicites et virtuels qui en détermineront le sens, mais aussi unité minimum d’analyse au sein d’un corpus qui en sur-détermine le sens .

L’analyse de contenu des œuvres procéde quant à elle d’un double processus de lecture, qui en décrir et analyse les éléments de contenu et de langage (lecture directe) puis en construit les déterminants (lecture détournée).

Même s’ils sont peu nombreux, les travaux théoriques de ces trente dernières années ont exploré le « génie propre » de la bande dessinée et fournissent un certain nombre de clés, à la fois structurantes et éclairantes pour son interprétation. Ces travaux permettent d’identifier et de codifier un certain nombre de paramètres qui caractérisent une œuvre sinon dans sa totalité, au moins dans sa globalité, et qui sont donc susceptibles d’être utilisés dans l’analyse du corpus : le genre, l’espèce narrative et ses déclinaisons (temporalité, voix, perspective et mode), la mise en page, les marges, le graphisme.


Les essais théoriques sur la bande dessinée ont aussi largement fait progresser la réflexion sur l’énoncé propre à la bande dessinée. Dans son 
Système de la bande dessinée, Thierry Groensteen distingue deux dimensions principales pour la bande dessinée : la spatiotopie (gestion de l’espace) et l’arthrologie (processus narratif).

La spatiotopie concerne la répartition de l’album en page, et la mise en page elle-même, en bandes (rangées de cases ou bandes) et en cases, sans oublier les espaces sécants (marges et cadres). L’arthrologie va s’exprimer de façon restreinte (séquences de cases), dans sa forme la plus simple (duo ou triade de cases successives) ou plus élaborée (séquence organisée constituant une partie identifiable de la narration) ; Elle organise l’espace, l’offre au lecteur, mais celui-ci va y puiser des contenus qui l’intéressent sans que son regard soit nécessairement obligé par cette organisation. L’arthrologie naît de l’articulation entre les cases, mais les tendons mêmes de l’articulation sont faits des contenus choisis par l’auteur. 

Leçon 3 : construction et transmission du sens, place du lexique et de la grammaire

Comparer une œuvre à une autre œuvre, une part du corpus à une autre part oblige à poser un certain nombre de principes qui fondent l’analyse de la construction et de la transmission du sens et en permettent la systématisation :

1) Le premier principe est de resituer l’œuvre dans un parcours génératif et interprétatif, pour reprendre des termes issus de la sémiotique (parcours génératif de Greimas, parcours interprétatif de Rastier), qui sépare auteur, œuvre et lecteur . L’auteur a construit une représentation issue de sa mémoire de long terme et de la documentation éventuelle qu’il aura réunie. Il la traduit dans l’œuvre, en fonction de ses capacités propres mais aussi et surtout avec un souci d’économie, d’efficacité et de pertinence maximum de la transmission de cette représentation. Le lecteur construit enfin sa propre représentation, en fonction de ce qu’il sait du thème (et plus généralement du monde) et de ce qu’il admet des propositions de l’œuvre.

2) Il y a sens parce que la proposition nous paraît à la fois valide et opérationnelle (En 2005, Serge Tisseron distingue dans le sens : signification, émotion et propension à l’action, l’émotion pouvant être un moteur narratif tout aussi efficace que l’exposé des faits). La recherche d’économie, d’efficacité et de pertinence doit tenir compte du caractère différentiel de la transmission de ces différents éléments de sens.  La façon dont on raconte est également porteuse de sens.


Le sens conduit à reconsidérer certains aspects de la bande dessinée ; à hiérarchiser de façon différente et à considérer certaines de ses caractéristiques comme essentielles et non simplement qualifiantes ( l’anthropomorphisme,par exemple, qui permet au média d’hériter des capacités du non-verbal de la communication orale, d’établir une relation émotionnelle entre les personnages et le lecteur).

3) La bande dessinée hérite aussi des capacités de communication de l’image et du texte.
Ce primat sémantique de l’image sur le texte n’a rien à voir avec l’importance de l’un ou de l’autre des deux modes d’expression, qui dépend évidemment du propos et des choix du créateur. Il engage cependant le regard du lecteur sur la bande dessinée, dont on jugera qu’il se détermine d’abord par l’image pour ensuite et éventuellement se préciser par le texte.


Le créateur gère l’espace de son œuvre en l’organisant et la divisant en pages et en cases. Cette organisation entretient une relation dialectique avec une autre ,superposée, celle du contenu, du montré.  La constitution de ce lexique sera aussi bornée, et il n’est pas question d’un repérage exhaustif de l’ensemble des éléments montrés dans les œuvres : on les choisit animés plutôt qu’inanimés, humains de préférence aux non humains, parlants plutôt que muets, liés au but du personnage principal ou de la narration, présents au début plutôt qu’apparaissant ensuite ( règles simple cependant fondamentales dans l’organisation et la hiérarchisation de nos représentations mentales lors d’un processus de communication).

La grammaire (la morphologie, la syntaxe) est aussi porteuse de sens. Les procédés de la bande dessinée en constituent la grammaire : la grammaire et le style (en tant qu’usage repérable de la grammaire) de la bande dessinée ont un rôle sémantique aussi important que son lexique .

La case est la fenêtre qui nous montre les actants à travers le cadre, elle sélectionne et met en perspective les actants, détermine le point de vue et la focalisation, ordonne, oriente, organise les transitions, en d’autres termes constitue la structure grammaticale de base portant les actants.

La solidarité entre les cases, pour reprendre le terme de Mc Cloud (solidarité iconique selon Groensteen dans son introduction au système de la bande dessinée), la construction des séquences du processus narratif, le tressage éloigné décrit par Groensteen s’appliquent à certains aspects du contenu, dont la nature et la forme autorisent et favorisent cette mise en relation selon de multiples modalités de continuité, de changement, de vitesse servies parfois par l’écrit, souvent par l’image .


D’autres aspects relèvent eux aussi de la grammaire : les choix de mise en page, de marges, le rapport entre texte et image, le type de graphisme, les dominantes optiques ou haptiques du dessin. Le choix d’un plus ou moins grand réalisme du dessin, la tendance à l’abstraction, ils répondent à des soucis d’efficacité (concentrer le lecteur sur l’essentiel) mais apportent aussi d’autres éléments de sens.


Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*